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Interview

Raúl Godoy : « Pour nous c’est extrêmement encourageant de voir ce qu’ont fait les camarades de Continental, de toutes ces usine où quand on a voulu les licencier, les ouvriers ont séquestré les patrons »

07/05/2010 Avril 2009

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Peux-tu nous raconter dans quel cadre vous avez occupé l’usine ?

L’occupation de l’usine a été une réponse des tra-vailleurs face ã une crise très forte. Zanon n’a pas été la seule expérience, mais du point de vue des travailleurs ça a été une réponse ouvrière face à l’explosion de la crise en Argentine en 2001, une crise au cours de laquelle plus de deux mille entreprises ont fermé, on a confisqué les comptes en banque de milliers d’épargnants et toute l’économie a sombré. Tout ça a donné un processus d’organisation. Les travailleurs au chômage d’un côté, avec ce qu’on a appelé le mouvement piquetero, mais aussi les assemblées populaires dans les quartiers, et une certaine résistance dans les usines. Zanon dans un sens est un symbole car il s’agit d’une des usines les plus militantes. C’est aussi une des usines occupées les plus grandes au niveau de l’Argentine. C’est une usine très active, non pas simplement en interne mais également par rapport à l‘ensemble des luttes.

Pourquoi est-ce que le gouvernement refuse d’exproprier et de nationaliser sous contrôle ouvrier, comme vous le revendiquez, l’usine que vous occupez depuis bientôt huit ans ?

Parce que l’exemple que nous donnons, qui pourrait être très bon pour les gens et pour les travailleurs, pour le pouvoir politique, il est très mauvais. A Zanon, le roi est nu. On a démontré que les travailleurs ont une alternative, qu’on ne doit pas toujours supporter le chômage technique, les licenciements, le chômage de masse, mais qu’on a la possibilité de faire marcher l’usine avec un autre objectif qui n’est pas le profit, mais la faire marcher comme un bien social. C’est pour ça que le pouvoir politique et les grands entrepreneurs font pression pour que notre situation ne se clarifie pas d’un point de vue légal, pour pas qu’on soit reconnus. C’est la raison pour laquelle aujourd’hui après huit ans de lutte il n’y a pas d’expropriation.

Sous contrôle ouvrier… Mais qu’est-ce que ça veut dire ?

C’est un apprentissage, c’est une école. On n’a pas inventé le contrôle ouvrier mais d’une certaine manière on a appris des expériences passées, pas seulement ici en Argentine mais au niveau internationale. Par exemple pas loin d’ici au Chili il y a eu un processus dans les années 1970 qu’on a appelé les cordons industriels. C’était plein d’usines sous contrôle ouvrier qui se coordonnaient entre elles. Et quand il y avait un lock out patronal, quand les patrons voulaient fermer les usines, les travailleurs s’organisaient avec les habitants des quartiers et organisaient la distribution eux-mêmes. Il y a eu des expériences énormes de gestion ouvrière. On connaît le cas de la Pologne, de la Tchécoslovaquie ou même en URSS au début, pour aller un peu plus loin dans le temps. La gestion ouvrière, c’est les travailleurs qui prennent les rênes de la production, qui la planifient et qui votent les plans de travail. C’est ce qui s’est perdu d’ailleurs en URSS ã un moment donné. C’est les bureaucrates qui décidaient. Nous ce qu’on soutient, la question qu’on pose, c’est « comment on organise la production de l’usine ? »

Aujourd’hui, on est sous le régime de la concurrence. Les camarades du secteur vente font une étude pour savoir quels sont les modèles dont on aurait besoin. Ils viennent en assemblée et disent « il faudrait qu’on produise ce genre de carrelage », du modèle X et Y. Les collègues répondent alors que ce modèle-là oui, mais que dans l’autre cas il nous manque tel ou tel produit. Donc on décide collectivement du plan de travail, des heures dont a besoin pour produire, les heures dont on a besoin pour la formation professionnelle, pour les assemblées, etc.. En fonction de tout ça on planifie la production en général.

C’est un apprentissage énorme parce que nous autres les travailleurs on n’est pas habitués ã avoir notre propre futur dans nos mains. Ça prend du temps. Quand on a occupé l’usine on est rentrés dedans et on a dit « maintenant qu’on est dedans qu’est qu’on fait ? » A ce moment-là on a dit « que chaque secteur s’organise, que chaque secteur élise un délégué ». Et on a commencé comme ça, ã s’organiser petit ã petit, mais ça a pris du temps parce qu’en réalité le plus gros problème c’est ce qu’on a dans la tête. Rompre les chaînes qu’on a dans la tête, c’est là que se trouvent les entraves les plus importantes. Quand on découvre que c’est possible de faire des choses, que ça ne dépend que de soi, c’est merveilleux, tout change. Il y a beaucoup de créativité. Les choses se font plus facilement.

Après il faut avoir énormément de patience, parce que les chaines en question ne se cassent pas chez tout le monde au même moment. Certains collègues continuent ã penser qu’un patron devra venir ã un moment ou un autre, ou alors que quelqu’un doit venir donner un ordre, et si c’est pas un patron, alors c’est un syndicat, si c’est pas un agent de maîtrise, alors c’est un syndicaliste, ou un dirigeant, ou un coordinateur. Ils veulent déléguer. C’est une bagarre permanente qu’on mène pour pas qu’il y ait de délégation, ou en tout cas le minimum indispensable, mais que ce soit l’assemblée qui contrôle.

On a l’habitude de dire que la gestion ouvrière c’est un peu comme dans la Bible quand Adam et Eve ont croqué dans la pomme et qu’ils ont découvert le Bien et le Mal. Ça s’est passé un peu comme ça ici. On a découvert les secrets de la production, des secrets commerciaux des patrons. Ça a été une découverte énorme, notamment par rapport ã ce qu’ont appris les travailleurs : « c’est possible, on peut le faire ! ». En huit ans de lutte on a démontré qu’on pouvait le faire, que c’était possible, sans chefs, sans patrons, sans contremaîtres, sans bureaucrates… c’est possible !

Vous êtes des ouvriers ou des nouveaux patrons ?

Nous ce qu’on a toujours voulu c’est récupérer l’usine pour la mettre au service de la communauté. On ne voulait pas s’approprier de l’usine mais que l’on comprenne qu’il s’agissait d’un bien social avec une finalité sociale. De ce point de vue, on a toujours dit qu’on ne voulait pas être propriétaires, ni nouveaux entrepreneurs, ni nouveaux patrons de l’usine, mais des ouvriers qui mettent sa production à la disposition de la communauté. C’est pour ça que beaucoup de monde nous appuie, parce que tout en exigeant l’expropriation et la nationalisation de l’usine, on dit aussi qu’il faut que ce soit lié ã un programme de construction de logements populaires. Ça nous a permis de gagner l’appui de nombreux travailleurs du BTP au chômage par exemple, mais aussi le soutien de milliers de familles sans-toit ou qui vivent dans les bidonvilles. Tout ça ça a fait une masse compacte de gens qui ont défendu l’usine parce qu’il s’agissait d’un projet communautaire, et pas le projet individuel de quelques ouvriers.

Un autre élément dont on est convaincus c’est que nous autres les ouvriers on ne peut pas se sauver tous seuls de notre côté mais que notre destin en tant que gestion ouvrière est fondamentalement lié ã celui du reste des travailleurs. La crise capitaliste qui est en train de faire chavirer l’économie, c’est pas la faute aux ouvriers. Si on commençait en tant que coopérative ã entrer réellement dans le jeu de la concurrence avec d’autres travailleurs, il faudrait voir qui vend plus, qui survit, qui ne survit pas… et de cette manière-là on rentrerait d’une manière ou d’une autre dans le système, un système qui nous mènerait inévitablement à la destruction et à l’échec. Ça aussi on en est convaincu.

Votre combat est avant tout un combat économique ou un combat politique ?

Notre combat est éminemment politique, abso-lument politique. Même si dans l’usine et dans l’assemblée on a des points de vue différents, on affronte un seul et même ennemi politique, constamment. Ce qu’il faut, c’est être conscient, avoir les idées claires, savoir que les choses sont comme ça. Tout ça c’est seulement pas une lutte économique. Pourquoi certaines usines ferment et d’autres ouvrent ? Pourquoi certains patrons touchent des aides de l’Etat et les travailleurs non ? Tout ça c’est un problème politique.

On veut changer cette société. On pense que cette société est basée sur l’exploitation, et qu’un système qui est organisé pour que certains fasse des profit et pas pour satisfaire les besoins réels des gens, un système où quelques uns possèdent les moyens de production et les autres leur force de travail, et bien c’est un système injuste. Nous autres, ceux qui ont seulement leur force de travail, c’est nous qui souffrons le plus des conséquences du chômage. Dans toutes les crises, ceux qui en souffrent le plus, c’est ceux qui sont dans le Titanic en fond de cale. Il y a aussi ceux qui sont en première classe. Tout le monde parle de la crise, mais certains ont des canots de sauvetage, nous on n’a rien.

La concurrence précisément c’est ça. Il faut que tu dépasses ton prochain, peu importent les moyens, l’objectif c’est le profit. C’est pour ça qu’on est contre ce système. Aujourd’hui nous aussi on est obligés de tenir compte de la concurrence, mais c’est pas ce qu’on veut. Aujourd’hui on est obligés de tenir compte de la concurrence pour survivre, c’est pour ça qu’on doit acheter, vendre…

Mais il y a peut-être une autre question : « est-ce qu’on est en faveur de la solidarité entre les coopératives ? » La réponse est oui. Ça nous paraît fondamental. On a un très bon rapport par exemple avec les camarades du Bauen. C’est un hôtel récupéré de Buenos Aires. là bas ils ont des chambres avec du carrelage d’ici et quand on doit aller ã Buenos Aires, quand on a des camarades qui sont malades et qui doivent se rendre dans la capitale pour se faire soigner, ou pour d’autres motifs, et bien ils nous reçoivent gratis. Le rapport avec eux est vraiment bon.

Mais tout ça c’est une économie très marginale. Même si on mettait ensemble toutes les coopératives ça serait très marginal. Et la fameuse au-tonomie des coopératives elle prend fin quand les factures d’électricité, du gaz arrivent… là ça nous met au tapis. C’est là que tu te rends compte que l’autonomie, c’est très relatif, quand les prix aug-mentent, quand le dollar augmente.
C’est pas possible d’esquiver le pouvoir. Ou tu le reconnais, et tu l’affrontes en conséquence, ou alors tu es condamné ã aller dans le mur. C’est ça notre vision.

Et face à la crise mondiale, comment pensez-vous vous en sortir ?

Il faut voir comment on va sortir de cette situation, car dans cette crise tout en en jeu. Nous sommes ã nouveau face ã une épreuve. Ce dont on est sûrs en revanche c’est que ça ne dépend pas uniquement des ouvriers de Zanon, mais que ça va dépendre de ce que vont faire des milliers d’ouvriers en Argentine et dans le monde. C’est pour ça qu’on a énormément d’espoir en ce que fera la classe ouvrière en France et en Allemagne. On a besoin de renforts.

Pour nous c’est extrêmement encourageant de voir ce qu’ont fait les camarades de Continental, de toutes ces usines où quand on a voulu licencier les ouvriers ou quand ils ne touchaient pas leur paie, les travailleurs ont pris leurs gérants en otage jusqu’à ce qu’ils respectent leurs engagements. C’est une méthode très radicale. Maintenant, ce qu’il faut, c’est radicaliser les perspectives.

Celui qui doit partir, c’est le gérant, le patron, et c’est aux ouvriers de rester dans l’usine. Ça ça serait une bonne solution.

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